L'OEIL
mars 2023
LES VESTIGES DE STEFANIE HEYER
Auteur: Louis Doucet
La mémoire ne filme pas, la mémoire photographie.
Milan Kundera[1]
Effacements et surgissements – picturaux et mémoriels – caractérisent le travail de Stefanie Heyer. Allemande appartenant à la troisième génération après les années 1940, qui n’a donc connu ni la guerre ni ses séquelles, elle reste toutefois hantée par un passé dans lequel se mêlent des réminiscences personnelles et des traces laissées par les convulsions historiques de son pays natal. Cependant, contrairement à la plupart des grands noms des arts allemands d’après-guerre, chez qui la prégnance des conséquences humaines et matérielles du nazisme s’expriment assez directement, les références à l’Histoire se font, chez elle, très discrètes, voire indiscernables en première lecture. Certes, les peintures sur bois de sa série Instants Tannés, 2020, ont une évidente parenté plastique avec certains travaux de Gerhard Richter, par exemple avec l’Onkel Rudi, 1965, de ce dernier, y compris dans une volonté de floutage d’images du passé, restituées en noir et blanc. On ne peut, cependant, y percevoir la moindre référence à des évènements historiques et encore moins à une quelconque forme de repentance, tendance très à la mode en notre époque, notamment en Allemagne. Ce que Stefanie Heyer nous montre, ce sont des fantômes de son univers personnel, recréés, non sans des accès de nostalgie pour une époque qu’elle n’a pas connue, par exemple en exploitant une photographie de sa mère, enfant, apprenant à faire du ski (Instant Tanné VIII, 2020). Miguel de Unamuno a écrit : « La mémoire est à la base de la personnalité individuelle, comme la tradition est à la base de la personnalité collective[2]. » Dans le cas de notre artiste, nous sommes bien dans la sphère de l’élaboration d’une personnalité individuelle tentant de s’affranchir de toute tradition qui ne soit pas strictement familiale.
Dans sa série des Vestiges, Stefanie Heyer procède par superposition de documents appartenant à ses archives familiales ou chinés dans des brocantes, qu’elle transfère sur papier. Elle en couvre alors partiellement la surface avec un nuage d’encre de Chine ou par des frottages au graphite sur des papiers peints ou au sol. Elle opacifie ainsi le support sans cependant masquer complètement les images sous-jacentes. Puis elle plie les feuilles. Vues de loin, ces pièces semblent appartenir à la longue tradition d’une abstraction géométrique s’affranchissant du rectangle et optant pour une rigoureuse achromie. On pourrait penser à une hybridation improbable des Black Paintings d’Ad Reinhardt et des Shaped Canvases de Frank Stella ou de Carmen Herrera. Ce n’est qu’en s’approchant que le spectateur découvre ce qui a été dérobé à son premier regard. Il tente, non sans efforts, de l’identifier et de se l’approprier. Ce processus de reconnaissance d’un objet à partir de vestiges lacunaires ou floutés transpose, dans le domaine plastique, celui de la remémoration de souvenirs plus ou moins précis et de leur relecture à l’aune d’un monde qui n’est plus celui de leur genèse.
Le processus mémoriel qui préside à la création des Vestiges mérite d’être analysé plus en détail. Cette volonté de faire exister la mémoire[3] qui s’impose dans cette série nous interpelle en effet sur la question du fonctionnement et de la nature de la mémoire, sur la porosité entre mémoire personnelle et souvenirs de tiers, sur la notion de mémoire collective et sur son entretien. Et sur bien d’autres choses encore…
Tout d’abord, comme le souligne Kundera dans la citation placée en exergue du présent texte, les œuvres de cette série réfutent d’emblée toute dynamique. Ce ne sont pas des films mais bien des clichés, des instantanés, même s’ils se réfèrent à un temps depuis longtemps révolu. L’animation que l’on peut y percevoir ne traduit pas un écoulement temporel mais résulte de la superposition de clichés sans relations de causalité, confluence d’associations d’idées non pas enchaînées mais empilées les unes sur les autres, à la seule initiative de l’artiste. La lecture se fait donc en profondeur, en creusant – comme on se creuse la mémoire – vers le fond de la composition, dans un processus d’effeuillage de ses strates successives, et non pas de façon superficielle et fugitive. La fugacité qu’elles portent en elle n’est pas celle de du temps qui passe mais celle de l’occultation d’une image floue par une autre tout aussi indistincte.
Ce phénomène d’estompage d’une image au profit d’une autre est le propre de la mémoire eidétique, cette capacité de se rappeler clairement une scène à laquelle on est exposé, mais seulement très brièvement avant que les détails commencent à disparaître. Elle s’oppose à la mémoire photographique ou photogénique qui permet de se remémorer une scène passée dans ses moindres détails. Le paradoxe des Vestiges est de construire de l’eidétique à partir de photographique, à l’instar du processus de mémorisation. En effet, la mémoire eidétique est une forme de mémoire à court terme. Après un bref instant, les images captées sont stockées dans la mémoire à court terme, d’où elles pourront être jetées, oubliées ou rappelées non pas sous forme graphique mais comme un faisceau d’informations sur la base desquelles l’esprit reconstruira une représentation plus ou moins fidèle à l’original. C’est bien de ceci qu’il s’agit dans ces œuvres de Stefanie Heyer.
Ensuite vient la dimension intimiste et personnelle face au monde extérieur. Au cœur de l’inspiration et des souvenirs de Stefanie Heyer se situe la maison de son enfance : « Je parcours la maison, de la cave au grenier, je trouve des résidus, je les couve, j’en prends soin, je les presse comme des fleurs précieuses. Je cherche les vestiges des maisons que nous portons en nous, qui nous forment, qui nous façonnent[4]. » Les images de cette bâtisse de style prussien, transformée en foyer pour jeunes femmes par les grands-parents de l’artiste se mêlent à celles conservées depuis son enfance, à d’autres tirées d’albums photographiques anonymes chinés aux Puces, à des clichés pris çà et là lors de ses déplacements ou à des témoignages photographiques d’une liaison extraconjugale entre un patron d’entreprise et sa secrétaire. La distinction entre ce qui est personnel et ne l’est pas devient floue, poreuse, comme si l’artiste faisait siennes toutes ces histoires pour les relire, les reconstruire à l’aune de sa propre expérience et les intégrer à son propre patrimoine mémoriel. De ce mélange apparemment hétéroclite naît un doute sur la fiabilité de la mémoire de l’artiste. Peu importe : on sait bien que les souvenirs peuvent être infidèles… Toutes ces réminiscences, à la limite de l’effacement, près de se fondre dans le noir, sont comme la projection d’un macrocosme, ouvert à toutes les interprétations, dans le microcosme intime de la créatrice. Et comme les Vestiges sont des œuvres de petit format, on ne peut que penser aux vers de Baudelaire : « Ah ! Que le monde est grand à la clarté des lampes ! / Aux yeux du souvenir que le monde est petit ! [5] »
Nostalgie de l’absence et de la distance irriguent aussi les Vestiges de Stefanie Heyer. Joseph Joubert a écrit : « Il faut compenser l’absence par le souvenir. La mémoire est le miroir où nous regardons les absents[6]. » et Marcel Proust : « Le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant[7]. » Chez notre artiste, cette absence est contrebalancée par un très brechtien Verfremdungseffekt, une distanciation. En effet, dans la plupart de ses compositions, le miroir du souvenir est brouillé, partiellement occulté par un grillage, celui de la trame des plis du papier du subjectile. On pense à certaines toiles de Jean-Pierre Le Boul’ch, comme sa série des Annie, 1974, dans lesquelles la vue du sujet, le plus souvent monochrome, est troublée par un treillis qui le met à distance, écrase la perspective et rend sa perception difficile, incertaine. Il y a aussi, dans les Vestiges de Stefanie Heyer, une référence à la brume et au brouillard de la peinture préromantique et romantique allemande, notamment celle de Caspar David Friedrich, dont la découverte fut une révélation pour elle. Chez lui, comme chez elle, le brouillage ne résulte pas de lois naturelles ni empiriques mais reflète quelque chose de plus haut. Wagner met dans la bouche d’Alberich ce Nacht und Nebel – niemand gleich[8] qui pourrait bien s’appliquer à l’atmosphère évanescente de ces œuvres si l’expression n’avait pas été sinistrement dévoyée par les Nazis.
On constate aussi, dans les Vestiges, une volonté de transmission de quelque chose qui, sans son intervention, risquerait de disparaître, de tomber dans un oubli total. Quand le grand-père de l’artiste décède, sa grand-mère, dans la maison familiale, lui montre des albums de photographies et raconte ses souvenirs. Stefanie Heyer écrit alors : « Tout cela m’a inspiré un travail entre l’apparition et la disparition. Je réalisais que tous ceux dont elle me parlait, amis, parents, grands-parents, avaient des histoires que je ne connaissais pas. J’ai alors décidé de travailler à partir des récits qu’elle me transmettait[9]. » Pour nous les transmettre à son tour… Mais quel intérêt pour nous si ces histoires relèvent de la sphère personnelle ou familiale ? Certes, l’histoire de sa famille est intimement liée à celle de son pays mais, comme je l’ai écrit ci-dessus, Stefanie Heyer, à l’opposé des tendances en cours dans l’art allemand de notre temps, ne veut pas nous livrer un nouveau chapitre de relecture d’une Histoire de moins en moins récente pas plus qu’elle ne souhaite se livrer à un acte de contrition pour des faits dont elle ne peut être tenue pour responsable. Elle universalise alors son propos pour nous transmettre non pas des tranches de vies d’êtres ou de lieux auxquels elle voue une affection particulière mais un message que chacun peu décrypter à sa façon… Dans ses formes géométriques incertaines le visible et l’invisible, le passé, le présent et le futur fusionnent pour nous transmettre l’essence d’une confiance dans l’avenir, ancrée dans les expériences et épreuves du passé… Et, cela, chacun peut le comprendre…
Und nicht zuletzt[10], il y a, dans les Vestiges de Stefanie Heyer, un vertigineux processus de mise en abyme. Partant de photographies, images subjectives d’une réalité passée, dont le sujet émerge parfois en sous-titre des œuvres résultantes – Woolworth, Hamburg, Zimmer, Ruhrgebiet, Scheune, Haus… –, elle les transfère sur papier, les combine ou les superpose avec d’autres, les opacifie par frottage ou par application d’un lavis d’encre de Chine, puis plie leur support pour les enfermer dans une sorte de cage formelle et conceptuelle. Ce sont donc six niveaux successifs de mise en abyme qui sont mis en œuvre dans l’élaboration de ce qui nous est donné à voir à partir de sujets originaux depuis longtemps disparus : sujet, photographie, transfert, superposition ou combinaison, opacification puis pliage. Selon Walter Benjamin, la photographie a pour effet de faire perdre au sujet son aura, cette unique apparition d’un lointain, quelle que soit sa proximité[11] en le réifiant. La démarche de Stefanie Heyer consiste à restituer aux images photographiques leur aura en les inscrivant dans une perspective temporelle, celle de la réalisation de l’œuvre mais aussi celle de son déchiffrement par le regardeur. La notion d’aura du souvenir est très prégnante dans la mystique juive, y compris dans sa dimension messianique. Elle est aussi très présente dans la pensée et l’écriture de Walter Benjamin, Aby Warburg, Claude Lévi-Strauss, Ernst Bloch, Gershom Scholem, Martin Buber, Ernst Cassirer, Franz Kafka, Erwin Panofsky et de beaucoup d’autres, souvent très éloignés de toute pratique religieuse, mais chez qui le passé et le futur, le proche et le lointain se rejoignent… W. G. Sebald a écrit, au sujet des peintures : « L’aura du souvenir qui les entoure leur confère le caractère de reliques où se cristallise la mélancolie[12]. » C’est bien dans cet esprit que s’inscrivent les Vestiges de Stefanie Heyer.
Louis Doucet, août 2022
[1] In L’Immortalité, 1990.
[2] La memoria es la base de la personalidad individual, así como la tradición es la base de la personalidad colectiva de un pueblo, in Del Sentimiento Tragico de la Vida, 1913.
[3] Citée par Léa Cances, in Stefanie Heyer ou la mémoire de l’invisible, ArtsHebdoMedia, décembre 2021.
[4] Ibidem.
[5] Le Voyage, in Les Fleurs du mal, 1861.
[6] In Pensées, 1774-1824.
[7] In Du côté de chez Swann, 1913.
[8] Nuit et brouillard, ressemblance aucune, in Das Rheingold, scène 2.
[9] Op. cit.
[10] Et enfin, et non des moindres.
[11] „Die einmalige Erscheinung einer Ferne, so nah sie auch sein mag“, in Kleine Geschichte der Photographie, 1931, puis Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit, 1936.
[12] „Die Erinnerungsaura, die sie umgibt, verleiht ihnen den Charakter von Andenken, in denen Melancholie sich kristallisiert.“, in Logis in einem Landhaus, 1998.
ArtsHebdoMedias
publié le 6 décembre 2021
Stefanie Heyer ou la mémoire de l’invisible
Auteur Lea Cances
« Je parcours la maison, de la cave au grenier, je trouve des résidus, je les couve, j’en prends soin, je les presse comme des fleurs précieuses. Je cherche les vestiges des maisons que nous portons en nous, qui nous forment, qui nous façonnent. » Au Réfectoire des Cordeliers, dans le silence des lieux de pierre et de lumière, les formes d’un noir fragile habitent le blanc qui les protège. Le papier, plié et déplié, laisse deviner un environnement. N’est-ce pas un grillage qui apparaît ? L’œuvre de Stefanie Heyer est construite par le passé. Les formes y planent comme l’esprit dans l’air. Au centre, la maison de son enfance et les souvenirs des autres. Sa série Vestiges a été primé par ArtsHebdoMédias au Salon Réalités Nouvelles 2021. Pour son 75e anniversaire, la manifestation avait investi plusieurs espaces au centre de Paris. Magnifique initiative qui a permis aux œuvres de 120 artistes de s’exprimer pleinement. Rencontre avec l’une d’entre eux.
Arrivée en France en 1999 pour compléter sa formation d’enseignante en arts plastiques à Toulouse, Stefanie Heyer est aussi une artiste prolifique, dont l’œuvre est une véritable quête d’identité, une volonté de faire exister la mémoire. Appartenant à la troisième génération de l’après-guerre, elle témoigne d’un passé révolu, mais qu’elle ne cesse de réveiller. Née en 1975 en Westphalie, Stefanie Heyer a grandi au fil des histoires que lui racontait sa grand-mère. Dès l’enfance, elle s’adonne à différentes pratiques artistiques. « J’ai toujours ressenti l’envie de créer, encouragée par mes grands-parents qui nous offraient de quoi faire : des pastels gras pour dessiner, des catalogues à découper… Je me souviens d’albums avec des chevaux, notamment. J’ai conservé certaines choses jusqu’à aujourd’hui. » La maison familiale exhale des souvenirs en pagaille, ancienne bâtisse de style prussien, elle a été transformée par ses grands-parents en foyer pour jeunes femmes. « Je lis les numéros sur les portes des chambres, mais je n’entends pas le rire des filles qui y ont appris les bonnes manières, je ne vois que les armoires remplies de linge poussiéreux », écrit l’artiste pour l’exposition Passer, é, ée, ées, par-là, en mars 2021.
A l’école, Stefanie Heyer s’initie très tôt à l’art et à son histoire. Le système scolaire allemand privilégie la continuité dans l’enseignement, ce qui lui assure de retrouver plusieurs années de suite le même enseignant en arts plastiques. « Il était passionnant. Avec lui, j’ai découvert Caspar David Friedrich, Gerhard Richter ou encore Mondrian. Je me souviens que nous avions étudié la biographie de Van Gogh. Voir ses œuvres en vrai est toujours sensationnel. » A l’université, tout est nouveau : les thèmes, la méthode, le processus de réflexion. Stefanie Heyer s’intéresse à l’autoportrait, à l’identité. Notion qui demeure jusqu’à aujourd’hui au cœur de son travail. Quête d’autant plus importante que l’artiste part étudier en France, à Toulouse, dans le cadre d’un cursus Erasmus, puis l’année suivante afin d’obtenir une licence en histoire de l’art. Comme tout étudiant expatrié, la jeune femme doit s’adapter et évoluer, inspirée par son nouvel environnement. Ces transformations ne sont pas sans conséquences : « En revenant de Toulouse, je me suis demandé qui étais-je après avoir vécu dans un autre pays. Habiter un nouveau territoire, c’est un peu comme vivre une autre vie. De retour à Paderborn, j’ai dû me redéfinir. »
Album de famille Badende auf Juist II. ©Stefanie Heyer.
L’artiste prend de nombreuses photos dont certaines seront plus tard interprétées à l’aquarelle. Mais peu de temps après leur installation dans la capitale, le grand-père de l’artiste décède. Dans la maison familiale, sa grand-mère lui montre des photos, relate des souvenirs. « Tout cela m’a inspiré un travail entre l’apparition et la disparition. Je réalisais que tous ceux dont elle me parlait, amis, parents, grands-parents, avaient des histoires que je ne connaissais pas. J’ai alors décidé de travailler à partir des récits qu’elle me transmettait. » En 2017, l’artiste rencontre Paola Leone qui lui parle des ateliers beaux-arts de Paris, notamment de celui dirigé par Olivier Di Pizio. Là, il ne s’agira pas seulement d’apprentissage technique mais surtout d’approfondissement de la démarche artistique. L’enseignant, lui-même artiste, l’amène à s’interroger sur les origines de sa pratique, à effectuer une introspection pour la comprendre. C’est une véritable révélation. Stefanie Heyer parvient alors à se détacher de toute idée de légitimité préconçue. Un autre atelier lui permet de dépasser encore ses limites, celui de Florence Reymond qui invite ses élèves à libérer leur technique, leur pratique, à faire fi des carcans. L’artiste y fait évoluer ses approches et méthodes.
Instant 21. ©Stefanie Heyer
Cette même année, Stefanie Heyer découvre sur un stand de la FIAC les témoins de la vie cachée d’un couple officieux. Est exposé le contenu d’une mallette, objets et photos racontant l’aventure amoureuse entre un chef d’entreprise et sa secrétaire. Plonger ainsi dans cette histoire intime et secrète a presque quelque chose de dérangeant. Mais à bien y réfléchir, l’artiste se laisse émouvoir par les traces de cet amour révolu. « Cet homme l’aimait tellement qu’il a voulu fixer à jamais leur histoire. » Le hasard faisant bien les choses, un ami découvre aux Puces neuf albums plein de la vie d’un couple des années 1940 et les lui offre. Stefanie Heyer s’applique alors à restituer leur histoire. Celle qui a été et celle qui ne fut pas. Elle modifie, ajoute, incruste des fragments de sa propre vie. Les événements, les lieux, les attitudes… se mélangent faisant naître le doute d’une mémoire incertaine. Elle travaille principalement le personnage de la femme : sa vie, son parcours, lui imagine des enfants. Ce travail autour du féminin tire ses origines de l’environnement dans lequel l’artiste a grandi, un foyer pour femmes, et de l’éducation reçue par sa mère, l’idée qu’une femme est mère avant tout. Regroupées pour l’exposition Pierre et Jacqueline, les œuvres sont présentées pour sa première exposition solo, en 2019, à la galerie L’Œil du Huit, à Paris. L’année suivante, pandémie et confinements poussent de nouveau l’artiste vers sa mythologie personnelle. L’inspiration revient aux conversations d’avec sa grand-mère. Instants_Tannés voit le jour. Les souvenirs sont alors travaillés sur bois. Un enfant glisse en luge sur la neige, une randonneuse pose pour la photo son bâton de marche à la main, front contre front un couple se regarde dans les yeux… Peinture, ombres et personnages impressionnent alors surfaces et rétines. Les clichés ont un caractère universel, chacun peut s’y projeter.
Viennent ensuite les Vestiges. Rompant avec sa propre tradition, Stefanie Heyer avance à pas légers vers la disparition de la figure. Transformés en vaste mémoire, les paysages qu’elle parcoure lui offrent une matière qui devient floue et abstraite. « Quand je traverse la Ruhr, je cherche les traces d’un passé qui n’en finit pas de faire écho en moi. » Alors même que l’artiste n’était pas née pour voir le champ de ruines laissé par la guerre. De quoi la mémoire est-elle faite ? Comment les souvenirs des autres deviennent-ils les nôtres ? Comment la mémoire collective se nourrit-elle ? Sur la page blanche, se dépose une forme à la géométrie incertaine. Pliée, elle laisse poindre des architectures indéfinies où se fondent le visible et l’invisible de l’histoire de sa famille comme de son pays. Que voit-on ? Des souvenirs à la limite de l’effacement. Un passé en jachère qui par endroit repousse le noir jusqu’à la lueur.
Vestige #34. ©Stefanie Heyer.
L'Officiel Galéries & Musées
Publié le 12 février 2019
PIERRE & JAQUELINE
Auteur Anne Cuzon
Dans la série « Pierre et Jaqueline », Stefanie Heyer réanime l’idylle de Pierre et Jaqueline, un couple de personnages issus d'une série d'albums photos trouvés au marché aux puces. Leurs silhouettes aquarellées revêtent une apparence évanescente, presque fantomatique, tel un écho à cette capacité du souvenir à s’effacer peu à peu de notre esprit. Pour symboliser cette volatilité de la mémoire, l’artiste a détourné les images et détruit les certitudes d’un temps révolu, que la photographie avait autrefois figé: ces lieux ont-ils vraiment existé? Ces moments d’intimités sont-ils réels ? Pour semer le doute, Stefanie Heyer a pris soin de conserver les signes d'une autre époque, cristallisés dans des détails tels que les souliers et salopettes des enfants dans Plage de Cabourg / Tirol, ou la voiture ancienne et le papier peint ocre de Fontainebleau - Brilon.
Plage de Cabourg - Tirol, ©Stefanie Heyer,